Les archives du virtuel, avec Marc Parmentier

03 juin 2024

Présentation vidéo

Au micro de la librairie Vrin, Marc Parmentier présente dix ans d'une enquête passionnante sur l'histoire du mot « virtuel », dont il a fait un livre, Archives du virtuel, publié aux éditions Vrin en décembre 2023.

Lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=_OtTT2d_pwI&t=2s

Lien vers l'ouvrage : https://www.vrin.fr/livre/9782711631124/archives-du-virtuel

 

Présentation textuelle, par Marc Parmentier

I Introduction

Un des enseignements de l’enquête que j’ai menée ces dix dernières années est que l’histoire du virtuel, sous son aspect lexicographique, l’histoire de ce que j’ai appelé le lexique du virtuel, s’avère tout à fait passionnante. Elle est en effet constituée d’une suite d’aléas aussi improbables les uns que les autres.

Elle commence avant même l’invention de l’adjectif virtuel, plus exactement du latin virtualis, qui est tardive et relève du « latin de cuisine ».

Tout commence par la traduction hétérodoxe du mot grec qui veut dire la puissance, dunamis, par « virtus », et non plus par potentia, ou potestas. Nous sommes au Ier siècle après JC. Or dunamis, c’est le mot qu’emploient les philosophes, entre autres, Platon et Aristote, pour désigner les facultés de l’âme.

II Le «tout virtuel »

Dès lors, le grand philosophe latin Boèce, au VIe siècle, en cherchant à classifier les différentes sortes de totalité, observe qu’un tout matériel, comme une maison, n’est pas dans chacune de ses parties, à la différence d’un genre, comme le genre animal, qui lui est dans chacune de ses espèces. Mais il observe aussi que l’âme constitue une troisième sorte de totalité, encore différente, en tant qu’elle est un tout « constitué de puissances », et justement ici il emploie la nouvelle traduction : littéralement, un tout constitué de « vertus », « quod ex virtutibus constat ». En un sens, tout découle de là, car les traités de Boèce seront la base de l’enseignement de la logique médiévale.

Transportons-nous au XIIème siècle : dès lors qu’il s’agit de parler de l’âme comme ensemble de facultés, tout le monde renvoie, explicitement ou tacitement, à Boèce et à son « tout de puissances », mais avec une différence : entre temps l’adjectif virtualis a été inventé, de sorte que le tout constitué de puissances de Boèce est devenu : le tout virtuel, totum virtuale.

Réciproquement, ce qui est remarquable c’est que c’est le seul et unique emploi de virtuel dans le champ philosophique.

III Démultiplication des emplois

Au siècle suivant, les emplois se diversifient, et les grands et célèbres théologiens du XIIIe siècle, inventent : la contenance virtuelle (par exemple les prémisses contiennent virtuellement la conclusion, la cause contient virtuellement ses effets, la semence contient virtuellement le vivant), la quantité virtuelle (qui s’oppose à la quantité en masse, matérielle, l’opposition remontant à saint Augustin, le contact virtuel (c’est le mode d’action des puissances spirituelles, comme les anges ou les démons, dans la matière), l’intention virtuelle : pour qu’un baptême soit valide, il n’est pas nécessaire que le prêtre en ait l’intention actuelle : l’intention virtuelle suffit, pourvu qu’elle ne soit pas contrecarrée par une intention opposée. Les emplois restent encore très peu nombreux. Mais, ils suffisent à faire pénétrer le lexique dans le langage ordinaire des théologiens, de sorte qu’au XVIIe siècle, le virtuel est partout sous leur plume . Et on pourrait dire que la pression lexicale qu’il exerce est si forte qu’il parvient à s’immiscer dans le lexique de la nouvelle philosophie, en dépit des répugnances de celle-ci à l’égard de la scolastique.

IV Emplois nouveaux au XVIIe

C’est ainsi qu’on rencontre des « sons virtuels » chez Mersenne, la « chaleur virtuelle » dans la Logique de Port Royal, une « réflexion virtuelle » chez Arnauld, directement issue de Suarez, pour ne rien dire des facultés virtuelles de Rousseau ni du prix virtuel, qui interviendront plus tard. Et ce qui est remarquable, c’est que la nouvelle philosophie confère à ces notions suspectes un sens hors de tout soupçon car conforme à ses principes. La chaleur virtuelle n’est autre que la cause mécanique de la chaleur ; les sons virtuels les mouvements vibratoires causes des sons. C’est aussi le cas de l’image virtuelle.

Le moment décisif intervient, selon moi, en 1674, lorsque le père jésuite Claude Dechales introduit dans son grand cours de mathématiques (mathématique au sens large, englobant, la géographie, l’astronomie, la musique… et surtout l’optique) la notion de foyer virtuel puis d’image virtuelle.

Dechales opère ainsi une jonction entre deux traditions opposées, l’antique théorie  des espèces impresses et la nouvelle optique géométrique.

Une image virtuelle, c’est, par exemple l’image d’un objet dans un miroir.

Il est vu comme s’il était derrière le miroir, et c’est bien là que se situe son image.

C’est une image car elle est vue ; elle est virtuelle car elle ne peut pas être recueillie sur un écran, pas plus que sur un pellicule.

Deux événements majeurs interviennent ici. D’une part le lexique du virtuel acquiert droit de cité dans les sciences dures ; d’autre part, il a partie liée avec la fiction rationnelle et non plus avec la puissance : le virtuel, c’est du comme si.

V Le virtuel dans les sciences

D’où, au XVIIIe, la vitesse virtuelle, la force virtuelle, puis, le travail virtuel, enfin au début du Xxème siècle, à cheval entre la physique et la psychologie, le mouvement virtuel, puis l’espace virtuel cher à Henri Wallon, l’objet virtuel du psychologue américain James Gibson.

Le lexique du virtuel parvient même à s’introduire dans le vocabulaire des pères fondateurs de la physique quantique, puis, dans la mesure où les concepteurs des premiers ordinateurs sont des physiciens, dans celui de l’informatique naissante. Virtuel est employé d’abord en informatique, dans les années soixante, pour désigner la « mémoire virtuelle », à savoir la mémoire que l’utilisateur croit avoir à sa disposition, et qui, grâce à divers procédés tous plus ingénieux les uns que les autres, excède la mémoire physique réellement disponible.

VI Conclusion

Mon enquête s’achève en 1968, au moment où Ivan Sutherland met au point son premier prototype de visiocasque, alias l’« épée de Damoclès » (il était tellement lourd qu’il devait être suspendu au plafond du laboratoire). Le cobaye a devant ses yeux deux petits écrans de télévision, sur lesquels se dessinent des traits calculés par un ordinateur. Il s’agit d’ores et déjà d’images de synthèse, que Sutherland nomme, bien entendu, des « images virtuelles », en référence à Claude Dechales.

Comme je le disais, ce qui est remarquable dans cette histoire, c’est qu’à maintes reprises, la survie de virtualis – virtuel ne tient qu’à une série de circonstances improbables. A commencer par celle qui lui a donné naissance : Pourquoi quelques obscurs traducteurs de la Bible ont-ils choisi de traduire dunamis par virtus, au lieu de potentia ? Pourquoi Boèce emploie-t-il ce même terme, une et une seule fois dans son traité, pour désigner les facultés de l’âme ? Pourquoi les savants rationalistes des XVIIe et XVIIIe siècles acceptent-ils sans broncher le syntagme « image virtuelle », en dépit de ses connotations sulfureuses?

Et pourtant, tout ténu qu’il soit, le fil ne se rompt jamais. De sorte que c’est bien parce que des traducteurs ont changé la traduction de dunamis, parce que Boèce a inventé une troisième sorte de tout, parce que Claude Dechales a inventé l’image virtuelle, que nous sommes, à notre tour, assiégés par le tout virtuel.

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