La philosophie du droit, par Jean-François Kervégan
04 février 2022
Jean-François Kervégan, professeur émérite de philosophie (Université de Paris 1), répond aux questions de la Librairie Philosophique J. Vrin.
Vidéo complète à retrouver sur YouTube.
De quand date l’expression « philosophie du droit » ?
L'expression philosophie du droit est relativement récente, elle apparaît au XIXe siècle et on peut dire que le premier ouvrage important, et peut être même le premier ouvrage tout court, où cette expression apparaît, ce sont les Principes de la philosophie du droit de Hegel qui paraissent en 1820. À la suite de cela, l'expression va devenir de plus en plus courante. Dès 1830 paraît un ouvrage qui va avoir une importance considérable en Allemagne au XIXe siècle. C'est un ouvrage d'un penseur conservateur, Friedrich Julius Stahl, intitulé Philosophie du droit, qui connaîtra plusieurs rééditions. C'est un classique de la pensée conservatrice au XIXe siècle. La même année, ou plutôt en 1831, paraît en France un ouvrage d'Eugène Lerminier, qui venait de recevoir une chaire d’histoire comparée de la législation au Collège de France, ouvrage intitulé Philosophie du droit. Et ensuite progressivement, au cours du XIXe siècle, l'expression va devenir tout à fait banale. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'il n'existait pas de philosophie du droit avant qu'apparaisse cette expression, mais c'est une autre dénomination qui était utilisée : on parlait de droit naturel. Et il existait par exemple en Allemagne et dans toutes les universités existaient des chaires de droit naturel. Il y avait des professeurs de droit naturel. Je précise que cela subsiste encore dans quelques institutions universitaires. Par exemple, en Belgique, il existe encore, dans certaines universités catholiques, des chaires de droit naturel. Toujours est-il que progressivement, l'expression philosophie du droit va supplanter celle de droit naturel. Il est intéressant de noter que lorsque Hegel publie en 1820 ce livre dont on fête le bicentenaire, le livre comporte en réalité deux titres : Principes de la philosophie du droit et en même temps Droit naturel et sciences de l'État. C'est à dire que Hegel a éprouvé le besoin à la fois d'innover avec cette nouvelle expression et de s'inscrire dans une tradition, la tradition du droit naturel. Toujours est il que progressivement, l'expression droit naturel va disparaître au cours du XIXe siècle. Si on fait une petite recherche bibliographique, on s'aperçoit qu'au XVIIIe siècle pullulaient les traités de droit naturel, les plus célèbres étant ceux de Pufendorf, en langue française de Burlamaqui. Rousseau lui-même, inscrit le Contrat social dans le champ de la philosophie du droit naturel. Et, à partir de 1820-1830, cette expression va pratiquement disparaître et être progressivement supplantée par celle de philosophie du droit.
En quoi la philosophie du droit se distingue-t-elle de la philosophie morale et de la philosophie politique ?
La philosophie du droit aujourd'hui se distingue clairement de la philosophie morale et de la philosophie politique, en ce sens que ce sont des personnes différentes qui pratiquent, qui enseignent ces différentes disciplines. Pas toujours, bien sûr. Il arrive, cela a été mon cas, d'enseigner à la fois la philosophie du droit et la philosophie politique. Mais de plus en plus souvent, également pour la philosophie morale, ce sont des disciplines différentes, portées par des spécialistes différents, avec des questionnements différents. Cette distinction est là aussi relativement récente, et elle est, à mon avis, la conséquence d'un phénomène qui s'est produit au cours des trois derniers siècles, phénomène que je dénommerais une différenciation des systèmes normatifs. Je m'explique : à l'aube de la modernité, au Moyen Âge et à l'aube de la modernité, l'ensemble des disciplines ayant une vocation normative étaient unifiées parce que toutes, qu'il s'agisse de la morale, de la politique, du droit, avaient une base commune qui était la religion. On peut dire que la discipline normative par excellence, c'était la théologie, qui avait des branches spécialisées, la théologie morale, etc. Or, un processus s'est développé au cours de la modernité ; la Réforme protestante est une des causes, bien entendu, de ce phénomène. À partir du moment où il n'y avait plus accord unanime sur les vérités religieuses fondamentales, et c'est ce qui se produit lorsque l'Europe est partagée par un conflit entre le catholicisme et les différentes variantes du protestantisme. À partir de ce moment-là, les disciplines normatives comme la philosophie politique, la philosophie morale, la philosophie du droit vont devoir progressivement, c'est ce que l'on appelle aujourd'hui la sécularisation, acquérir leur indépendance par rapport à ce fondement théologique et religieux qui était jusqu'alors le leur. Ce qui explique, à mon avis, ce phénomène de différenciation. À partir du moment où il n'y avait plus une base commune, alors, la philosophie politique qui prend en charge, disons qui prend en charge les questions normatives relatives au bien commun : comment la cité doit-elle être organisée ? Ce sont des questions très anciennes qui existent depuis l'Antiquité, depuis Platon, Aristote. Est-ce que la démocratie est préférable à la monarchie ? Ou bien est-ce que c'est l’oligarchie ? Etc. Ces questions sont très anciennes, mais disons qu'elles vont désormais devoir être posées séparément. Et de même, la philosophie morale, qui a pour objet les normes de l'action individuelle subjective, si l'on veut, la philosophie morale va se distinguer de plus en plus nettement de la philosophie politique, c'est à dire que les normes de l'agir individuel et les normes de l'agir collectif ne vont plus être pensées de manière solidaire. Ce qui, bien sûr, n'implique pas qu'elles n'aient pas de rapport. Quant à la philosophie du droit, dont l'apparition est plus récente, elle va elle aussi se distinguer de la philosophie politique. Et là encore, ça s'est vérifié de manière institutionnelle. La philosophie politique en Europe, c'est enseigné principalement dans les facultés de philosophie ou les départements de philosophie. La philosophie du droit, de manière de plus en plus exclusive, a été l'affaire des juristes. Et jusqu'à une période récente, il n'y avait pas d'enseignement de philosophie du droit dans les départements de philosophie, ou alors ils se confondaient avec la philosophie politique. D'ailleurs, j'ai beaucoup de collègues qui ont encore du mal à comprendre qu'il peut y avoir une différence entre les deux. Donc, aujourd'hui, on peut dire que ces différentes disciplines, la philosophie politique prenant en charge l'interrogation sur les normes de l'action collective, la philosophie morale qui s'occupe des normes de l'action individuelle, la philosophie du droit qui s'occupe d'une autre catégorie de normes de l'action à la fois individuelle et collective, droit privé et droit public, ces disciplines aujourd'hui sont intellectuellement distinctes et aussi très souvent institutionnellement distinctes. Il faut le regretter, d'ailleurs. Je constate que cette partition a eu des effets négatifs : le fait qu'on ne s'occupe pas de philosophie du droit jusqu'à une période récente dans les départements de philosophie, c'est en train de changer. J'ai été un des premiers à enseigner et j'ai créé un enseignement de philosophie du droit à l'université Paris I. Et désormais, il y a un certain nombre de départements de philosophie en France qui ont aussi introduit des enseignements de philosophie du droit. Mais c'est une chose assez récente. Jusqu'alors, la philosophie du droit, qui était aussi un certain type de philosophie du droit, pas forcément la même que celle qui se pratique dans les départements de philosophie. La philosophie du droit se pratiquait principalement dans les facultés de droit. Ces choses sont en train de bouger et c'est heureux. Je constate que, notamment dans les pays anglo-saxons, il existe des voies de passage nombreuses. Par exemple, un certain nombre de professeurs enseignent à la fois dans la faculté de droit et dans la faculté de philosophie. Ce sont des choses beaucoup plus rares, ça existe, moi, j'ai enseigné pendant plusieurs années. J'ai été professeur dans une faculté de droit. En tant que philosophe, j'ai enseigné la philosophie du droit dans une faculté de droit, mais disons que c'est beaucoup plus rare en particulier en France que dans les pays anglo-saxons. Je trouve ça pour ma part assez déplorable.
Qu'entend-on par positivisme juridique ?
Le positivisme juridique est une conception du droit selon laquelle, disons, le droit se suffit à lui-même, c'est à dire n'a pas besoin de s'appuyer sur un fondement extérieur, que ce fondement soit philosophique ou religieux ou moral. Le positivisme juridique s'est développé et on peut dire, est devenu hégémonique, à partir du milieu du XIXe siècle. Je précise au passage que le positivisme juridique n'a rien à voir, ou en tout cas très peu à voir, avec le positivisme philosophique, qu'il s'agisse de la pensée d'Auguste Comte ou du positivisme logique du Cercle de Vienne. Encore que là, il y a eu certains rapports, puisqu'un des grands représentants du positivisme juridique, Hans Kelsen, avait des liens étroits avec les membres du Cercle de Vienne dans les années 1920. Et donc, le positivisme juridique s'est développé et s'est imposé comme conception du droit, comme philosophie du droit si l'on veut, à partir du XIXe siècle, du milieu du XIXe siècle en particulier. Et ce phénomène, qui marque aussi une indépendance acquise par rapport à la philosophie, à la religion, pour l'essentiel, ce phénomène est lui-même lié à un mouvement objectif de codification du droit. À partir du moment où le droit, de plus en plus, était consigné dans un certain nombre de textes écrits, s'imposant aux juristes comme étant la norme du droit, à partir de ce moment-là, et bien, la recherche d'un fondement ou d'un appui extérieur apparaissait de plus en plus inutile, et ça a été le sens du positivisme juridique. Un grand juriste du XIXe siècle français – aujourd'hui, il est complètement oublié–, Bugnet – il a sa statue dans la faculté de droit, près d'ici, dans le bâtiment du Panthéon, il a sa statue quelque part dans la galerie du premier étage –, ce juriste disait en manière de boutade : "Je ne sais pas ce que c'est que le droit, je ne connais que les articles du Code Napoléon." Cette phrase, cette boutade est, si l'on peut dire, l'emblème de ce que peut être le positivisme juridique. Progressivement, cette conception du droit, qui est liée à toute une réorganisation des savoirs, s'est imposée parmi les juristes. Évidemment, le positivisme juridique lui-même s'est diversifié. On distingue aujourd'hui, en gros, deux courants un courant que l'on a qualifié de "hard positivism", positivisme dur ou rigide, et un autre courant qualifié de "soft positivism", positivisme souple si l'on veut. Le principal point de démarcation entre les différentes variantes du positivisme est la conception que ses représentants se font du rapport entre le droit et la morale. Le positivisme hard, que l'on appelle aussi positivisme exclusiviste – toutes ces dénominations sont pratiquées dans la philosophie du droit anglo-saxonne, qui est de fait dominante dans la philosophie du droit à l'échelle internationale - le positivisme exclusiviste considère qu'il existe et il doit exister une frontière stricte entre le champ des normes juridiques et les normes morales, et donc, bien entendu, entre la philosophie du droit et la philosophie morale. Au contraire, le principal représentant du positivisme rigide, dur, exclusiviste, c'est sans doute le grand philosophe du droit autrichien Hans Kelsen. Le positivisme soft, souple, a été incarné par un philosophe tout court et philosophe du droit, en particulier, anglais britannique, il enseignait à Oxford la deuxième partie du vingtième siècle, Herbert Lionel Adolphus Hart. Cette division qui fait aujourd'hui l'objet de discussions qui deviennent parfois extrêmement techniques entre les philosophes du droit, cette séparation, ou disons, cette opposition entre différentes versions du positivisme, traduit à la fois l'hégémonie du positivisme juridique ou la quasi hégémonie du positivisme juridique comme conception générale du droit, et le fait que le positivisme lui-même ne peut pas éluder un certain nombre de questions qui existaient avant même que cette manière de concevoir le droit ne se développe, à savoir qu'en est-il des rapports entre le droit et la morale, éventuellement entre le droit et la religion, entre le droit et la philosophie ? Là-dessus, on constate dans la philosophie du droit actuel qui est, comme je l'ai dit, très largement l'expression anglo-saxonne - la France, très en retard pour des raisons en partie institutionnelle sur ce plan -, les différents courants entre lesquels se partagent la philosophie du droit se livrent à des batailles courtoises, mais fermes, et l'enjeu, c'est bien entendu, comment peut-on penser le droit ? Peut-on le penser de manière rigoureusement autonome comme étant un objet fermé sur lui-même, ayant ses propres règles, son propre mode de fonctionnement, son propre système ? Ou bien doit-on être attentif aux échanges qui s'opèrent entre le droit et d'autres sphères normatives, par exemple celle de la morale ?
Quelles sont les théories alternatives au positivisme juridique ?
Le positivisme juridique est la conception du droit qui domine, en particulier dans les philosophies du droit et parmi les juristes, mais il existe des alternatives au positivisme. Principalement, il en existe deux. L'une a des racines très anciennes : c'est la théorie du droit naturel. L'autre est plus récente. Ce sont les doctrines dites institutionnalistes. Les théories du droit naturel remontent, si l'on veut, à l'Antiquité, à la pensée d'Aristote et en tout cas à la philosophie médiévale, avec notamment saint Thomas d'Aquin. Mais elle conserve une forme d'actualité, et il existe plusieurs courants de pensée qui réaffirment la nécessité, au-delà du droit positif, de s'interroger sur les fondements métapositifs, si l'on peut dire, du droit. C'est le cas, c'est la position notamment des philosophes du droit d'inspiration catholique comme Jacques Maritain. C'est le cas aussi d'autres philosophes qui, comme Léo Strauss, se réfèrent au droit naturel antique pour l'opposer à ce qu'ils considèrent être les errements ou la faillite de la philosophie moderne qui de Hobbes à Hegel et Marx a sombré dans un historicisme qu'ils condamnent et auquel ils opposent le droit naturel tel que le concevaient les Anciens. L'autre courant qui conteste, si l'on peut dire le positivisme juridique, c'est l'institutionnalisme juridique qui s'est développé dans la première moitié du vingtième siècle, en particulier par la bouche du philosophe du droit français Maurice Hauriou, du philosophe juriste italien Santi Romano et, en Allemagne, de Carl Schmitt et Rudolf Smend. Disons que l'institutionnalisation représente une sorte de voie moyenne entre les théories jusnaturalistes et les théories positivistes du droit, puisqu'ils considèrent que les institutions juridiques forment en quelque sorte une seconde nature, une culture devenue nature, qui a à la fois certaines des propriétés qu'on attribue communément à la nature, la stabilité, voire la durabilité, disons, et d'autres propriétés relevant du droit positif. Une pensée du droit doit se concentrer sur les institutions fondamentales qui organisent, au-delà des transformations du droit positif, le droit, comme par exemple les grandes institutions, bien sûr, l'État, etc., mais aussi les institutions fondamentales du droit privé, la personne, la propriété, le contrat qui, en quelque sorte, organisent notre conception et notre perception du droit, au-delà des changements qui interviennent, si je puis dire, à la surface des choses dans le droit positif.