Entretien avec Thomas Bénatouïl autour de La science des hommes libres
04 octobre 2020
Thomas Bénatouïl est Professeur d'histoire de la philosophie ancienne à l'Université de Lille depuis septembre 2013. Ses recherches, menées au sein de l'UMR Savoirs, Textes, Langage, portent actuellement sur Platon (en particulier le Théétète), l’Académie jusqu’à Cicéron et sur l'histoire de l'astronomie. Il s'intéresse également aux conceptions de l'activité scientifique et aux méthodes et usages de l'histoire de la philosophie. Il est co-directeur depuis 2015 de la revue Philosophie antique (publié par Vrin depuis 2020).
En 2020, il a publié chez Vrin l’ouvrage La science des hommes libres. La digression du Théétète, dans la collection « Tradition de la pensée classique ». À partir d'une lecture du rôle que la digression joue au cœur du Théétète, cet ouvrage explore les différents contextes plus larges dans lesquels elle s’inscrit. Il peut ainsi retracer la naissance et l’évolution de la thèse, si influente dans l’histoire occidentale et si discutée aujourd’hui, d’un savoir rationnel, autonome et en droit universel, mais voué à être incompris de la plupart.
Thomas Bénatouïl nous a accordé une entrevue pour discuter de ce projet.
Question 1 : Quels sont les éléments qui font de la digression une partie tout à fait centrale du Théétète de Platon ?
A première vue, la digression n’est pas du tout « centrale ». Elle interrompt la première partie du dialogue (qui en comporte trois) et son style et son thème sont très différents du reste du dialogue, puisqu’elle porte sur les relations entre le philosophe et la cité dans laquelle il vit, en particulier les orateurs. Le Théétète porte quant à lui sur la définition de la connaissance ou de la science. Cependant, la digression évoque des idées sur la philosophie qui sont défendues par Platon dans la République et d’autres dialogues. Ensuite, elle est centrale au sens premier du terme, puisque l’un des passages les plus connus de la digression, l’exhortation à « s’assimiler à dieu dans la mesure du possible », se trouve pile au milieu du dialogue. Enfin, les orateurs critiqués dans la digression ont des points communs avec Protagoras et ses adeptes, qui sont réfutés dans le Théétète. Tout cela suggère que la digression est importante pour comprendre le sens d’ensemble du Théétète.
Question 2 : A propos de la digression du Théétète vous parlez d'un lieu de progression polémique de l'argumentation. Quelle est l'importance de l'interrogation platonicienne sur la connaissance qui s'appuie sur les prémisses épistémologiques des adversaires eux-mêmes ? Comment Platon réussit à réfuter les opinions non seulement des sophistes, mais aussi des autres penseurs socratiques ?
Dans le Théétète, Socrate met en œuvre sa célèbre maïeutique, l’art d’accoucher les opinions. Dans la première partie du dialogue, Socrate est très soucieux de réfuter Protagoras sur la base d’opinions que ce dernier accepterait (s’il participait à la discussion). Dans la digression, on a l’impression que Socrate est beaucoup plus polémique, qu’il attaque les orateurs à partir de thèses platoniciennes. J’ai essayé de montrer que ce n’est pas le cas. Les critiques de la digression s’appuient surtout sur des valeurs reconnues à Athènes à l’époque : celles de liberté, de loisir, de justice ou de piété. J’essaye de montrer que Socrate utilise ces valeurs communes non seulement contre les orateurs et les sophistes, mais aussi contre d’autres adversaires « philosophes » comme Isocrate ou Antisthène. Ils leur montrent que leurs conceptions de la liberté et du loisir sont superficiels, que ces valeurs exigent une rupture complète avec la vie sociale et politique.
Question 3 : La critique de Platon ne se joue pas sur un plan exclusivement intellectuel, mais – comme vous le montrez à plusieurs reprises – elle s’enracine dans une polémique sur ce qu'est la liberté dans le contexte socio-politique de l'Athènes du IVe siècle. Quel genre de rapport entre le philosophe et la cité s'esquisse dans le dialogue ?
Un rapport purement conflictuel à première vue ! Certains lecteurs ont pensé que Platon renonçait dans la digression à toute possibilité d’un engagement politique des philosophes… Je ne pense pas que ce soit le cas. Mais le point important me semble ailleurs, comme vous l’indiquez : Platon défend le philosophe au nom de la liberté, qui est une valeur politique, très disputée à l’époque entre les démocrates et les partisans de l’oligarchie. Je montre que Platon adapte les arguments de ces derniers pour élaborer l’idée d’une liberté intellectuelle, seule réelle et réservée aux philosophes.
Question 4 : Bien que la discussion qu'on trouve dans le Théétète autour de l'activité intellectuelle soit ancrée dans le contexte historique de l'époque, dans la conclusion de votre ouvrage vous montrez qu'il y a des enjeux qui sont d’actualité. En particulier, l'idée de liberté (en lien avec le loisir, l'autonomie et l'objectivité) développée dans la digression me semble encore centrale dans le débat contemporain concernant les processus de la recherche et ses normes éthiques et épistémologiques. Quelle est votre position à cet égard ?
La digression invente l’idée de liberté de la recherche de la vérité et souligne les conditions requises pour l’exercice de cette liberté : certaines dispositions intellectuelles et éthiques, un temps ouvert, une coopération entre les esprits, un isolement à l’égard de la société. Ce sont des sujets très discutés ces derniers temps, comme vous le dîtes. Evidemment, le Théétète se pose des questions très différentes des nôtres. Pour défendre les philosophes contre les orateurs et le peuple, qu’il juge ignorants et injustes, Platon invente cette idée d’un lien essentiel entre recherche de la vérité, liberté et loisir. Mais elle va subsister bien au-delà de ce contexte polémique platonicien. Elle est reprise par Aristote, Cicéron et bien d’autres penseurs au-delà de l’Antiquité. Et elle joue toujours un rôle important dans la conception contemporaine de la recherche scientifique et de ses institutions. Que l’on pense à la notion cruciale (et très débattue en ce moment…) de liberté académique ou universitaire. Examiner comment cette idée de liberté de la recherche a été « inventée » est l’un des objectifs de mon livre et permet à mon avis de mieux la comprendre, y compris dans ses ambiguïtés, et peut-être de mieux la défendre aujourd’hui.
Entretien réalisé par Luca Torrente