Entretien avec Pierre Audran

01 janvier 2025

À propos Philosophie de l'enfance, de Gareth B. Matthews

 

Gareth B. Matthews, Philosophie de l'enfance, traduction de Pierre Audran, Vrin, septembre 2024, collection « Pratiques philosophiques ».

Table des matières

 

Vrin : Philosophie de l’enfance paraît en français trente ans après sa première parution aux États-Unis. À quel public s’adresse ce texte aujourd’hui ?

Pierre Audran : Cette publication répond d’abord à la volonté de la directrice de collection, Gaëlle Jeanmart, de rendre accessible au lectorat français un texte important pour celles et ceux qui s’intéressent aux Nouvelles Pratiques Philosophiques et/ou aux Childhood Studies. Il permet en effet de comprendre comment la philosophie de l’enfance a pris son essor à partir de la philosophie pour ou avec les enfants, dans laquelle elle n’a cependant jamais été entièrement soluble. Le livre a également un intérêt de premier plan pour celles et ceux qui travaillent à l’intersection de la littérature et de la philosophie : il contient des pistes simples et éclairantes pour faire de la philosophie en lisant des textes littéraires – avec cette fois des coéquipiers jeunes ou moins jeunes, qu’ils aient « quatre ou quarante ans » (p. 143), « trois ou quatre-vingt-trois ans » (p. 140), précise malicieusement Matthews.

Outre ces publics de spécialistes, le livre a été composé pour tous les parents et enseignants curieux de savoir dans quelle mesure la philosophie pourrait enrichir leurs relations éducatives par-delà les inévitables tâtonnements ; c’est à ce titre une possible introduction à la philosophie générale à travers le prisme de l’enfance, même si certains chapitres ont parfois une dimension plus technique.

 

La philosophie de l’enfance aujourd’hui est-elle devenue un champ à part entière dans les études philosophiques, comme l’espérait Gareth B. Matthews en publiant son livre en 1994 ?

Cet espoir s’est indéniablement réalisé : il existe aujourd’hui un champ d’études pluridisciplinaires sur l’enfance, désigné par l’expression Childhood Studies, au sein duquel la philosophie joue pleinement son rôle. Il y a trente ans, Matthews ne prétendait nullement occuper le champ à lui seul : tout au plus avait-il l’ambition de commencer à le cartographier en l’explorant au moyen de ses propres thèses philosophiques. On ne peut que se réjouir du nombre de chercheuses et chercheurs qui s’y sont installés depuis ou y ont fait étape ; pour s’en tenir aux derniers ouvrages collectifs, il convient de mentionner, en français : Repenser l’enfance ? (dir. Alain Kerlan et Laurence Loeffel, Hermann, 2012) ; en anglais : The Routledge Handbook of the Philosophy of Childhood and Children, (dir. Anca Gheaus, Gideon Calder et Jurgen De Wispelaere, Routledge, 2019) et plus directement : Gareth B. Matthews  / The Child’s Philosopher (dir. Maughn Rollins Gregory et Megan Laverty, Routledge, 2021).

Ce travail sera toujours à recommencer puisque, comme le rappelait Matthews en se référant à Philippe Ariès, le concept d’enfance est une construction sociale et historique appelée à évoluer en même temps que nos sociétés. Dans cette perspective, il faut signaler la grande vivacité des recherches françaises actuelles autour du travail de Tal Piterbraut-Merx sur les rapports de domination adultes-enfants.

 

Quelles sont les thématiques spécifiques à la philosophie de l’enfance, par rapport à ce qu’on enseigne aux adultes et aux adolescents au lycée ou dans l’enseignement supérieur ?

Pour répondre à cette question, sans doute est-il nécessaire de distinguer dans Philosophie de l’enfance ce qui relève de la pratique du dialogue avec les enfants d’une part, et de l’élaboration du nouveau champ académique d’autre part.

Dès les premiers chapitres, les problèmes soulevés lors des dialogues avec les enfants amènent Matthews à convoquer Platon et Descartes au sujet du rêve, Aristote et les Milésiens au sujet de la création de l’univers ; le septième chapitre sur l’oubli de l’enfance est aussi un dialogue de l’auteur avec Locke (et les néo-lockéens) et Freud. Si les méthodes ne sont pas celles préconisées pour les exercices académiques, il n’y a pas de rupture entre les références mobilisées dans cette pratique et les corpus enseignés au Lycée ou à l’Université : la démarche de Matthews lorsqu’il philosophe avec des enfants consiste en effet à mettre en rapport la parole enfantine avec la tradition philosophique.

En revanche, pour ce qui est du questionnement propre à la philosophie de l’enfance et constitutif du nouveau champ de recherche – sur le développement cognitif et moral, sur les lignes d’altérité pertinentes pour définir des frontières entre l’enfance et l’âge adulte – les références sont plus étrangères aux programmes de Première et de Terminale puisque le dialogue s’établit notamment avec la psychologie, qui, à l’époque de Matthews, imposait presque sans partage la connaissance de l’enfance qu’elle avait élaborée à partir de son paradigme développementaliste.

 

Le Suisse Jean Piaget, pionnier de la psychologie du développement, apparaît comme une figure dépassée sous la plume de Gareth B. Matthews (p. 20, p. 52 sq.). La philosophie de l’enfance est-elle en rupture avec cette psychologie du développement, qui semble considérer l’enfant comme un être pré-rationnel, encore incapable de pensée philosophique ?

Absolument ! Le livre de Matthews dans son ensemble est écrit contre la représentation de l’enfance que véhicule le système théorique de Piaget : l’enfance comme le temps des déficits cognitifs, mécaniquement comblés à mesure que nous sortons de ce premier âge de la vie pour entrer dans l’âge de la maturité. À vrai dire, Piaget n’est pas l’inventeur de ce triste tableau, déjà inscrit dans l’étymologie du mot : l’in-fans est d’abord celui qui ne parle pas, puis, par métonymie, celui qui sait parler mais n’a pas voix au chapitre. C’est une représentation platement consensuelle, émanant de sociétés dans lesquelles les adultes ont dominé les enfants – une représentation construite à dessein pour légitimer et asseoir cette domination. Piaget n’a donc pas inventé cette doxa mais il l’a abondamment documentée et lui a donné une forte assise au sein de la communauté scientifique, en écornant au passage le lien entre l’enfance et la philosophie. Le psychologue s’est trompé sur ce lien parce qu’au fond il ne s’intéressait pas à la philosophie, parce qu’il se méprenait sur ce qu’elle est et qu’elle devrait, selon Matthews, toujours rester à travers ses multiples expressions et manifestations : « une activité à peu près aussi naturelle que la musique et le jeu » (p. 22), en vérité fortement apparentée au jeu par sa dimension d’aventure et son refus de l’esprit de sérieux.

 

Pour finir, pourriez-vous nous dire quels sont vos passages favoris dans ce livre, au style somme toute assez différent des publications philosophiques usuelles ?

Le style du traité ou de la dissertation, qu’on se représente parfois comme le style philosophique par excellence, n’est qu’un style philosophique parmi d’autres. Il est vrai qu’ici le ton est plus modeste et que le raisonnement fait la part belle aux récits et aux anecdotes. C’est probablement lié à l’orientation herméneutique de la philosophie matthewsienne : elle conceptualise à partir de paroles ou de souvenirs d’enfance qu’il s’agit d’abord de cerner avec justesse, dans leur contexte, en comprenant les mots et les images au plus près des intentions qu’ils reflètent.

Pour revenir à votre question sur les temps forts du livre, je pense spontanément au huitième chapitre sur l’enfance et la mort – plus précisément sur les enfants souffrant de maladies incurables – dans lequel on perçoit avec une acuité particulière la nécessité de remiser ce paradigme de la maturité, pour les enfants malades comme pour les adultes qui les accompagnent.

Et en ce qui concerne cette édition française, je suis très heureux de la couverture. Elle été réalisée à partir d’un dessin d’enfant de Rebecca Matthews, fille de l’auteur, qui a gracieusement autorisé les éditions Vrin à l’utiliser. Ce dessin est le point de départ des réflexions sur l’art enfantin développées dans le dernier chapitre, on ne pouvait espérer un plus beau seuil !

Propos recueillis par Émilie Brusson

 

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