Entretien avec Martin Arriola
04 décembre 2022
À propos de son livre L'éthique comme manière de vivre. Wittgenstein et Hadot (Vrin, coll. « La vie morale », 2022).
Vous prenez pour point de départ la conception antique de la philosophie comme « vie philosophique », à rebours de notre conception contemporaine, avant tout théorique et normative. La philosophie est-elle une « manière de vivre » ?
Je crois que toute philosophie, consciemment ou non, est une manière de vivre au sens où elle est l’expression d’un êthos, c’est-à-dire du caractère ou de la manière d’être habituelle du philosophe, et donc dans la mesure où elle jaillit d’un certain vouloir – une certaine attitude volitive préthéorique – fondé sur un ensemble de valeurs particulières. Par contre, c’est ensuite un choix personnel d’actualiser ou non la fonction éthique du discours philosophique qui consisterait à appliquer la théorie au mode de vie. Comme c’est plus souvent le cas aujourd’hui, nous pouvons évidemment nous en tenir à la fonction théorique du discours en demeurant strictement sur le plan de la connaissance, ce qui est tout à fait légitime. Il ne s’agit aucunement de rejeter cette conception théorique de la philosophie, mais de mettre en lumière une autre possibilité du discours philosophique, à savoir sa capacité à orienter le mode de vie et même opérer une transformation existentielle du sujet.
Parmi toutes les grandes figures que l’historien et philosophe français Pierre Hadot a rattachées à ce concept de « vie philosophique » (Spinoza, Heidegger, Bergson, entre autres), pourquoi avoir choisi de vous concentrer spécifiquement sur Wittgenstein ?
Mon intérêt pour Wittgenstein découle à l’origine de mes recherches entourant l’idée de thérapeutique philosophique. En quel sens la philosophie peut-elle nous guérir ? Cette métaphore médicale que nous retrouvons déjà chez les philosophes antiques se retrouve également chez Wittgenstein quoiqu’en un sens différent. Après avoir exploré ce thème dans les séminaires de Zollikon de Heidegger, où il tenta de procurer une fondation ontologique à la psychiatrie, je trouvais intéressant de creuser cette question du côté d’un philosophe de la tradition analytique, d’autant plus que Wittgenstein a contribué à façonner une certaine conception de la philosophie contemporaine qui est toujours très actuelle. Il faut ajouter que Pierre Hadot a lui-même proposé une interprétation du Tractatus et des Recherches philosophiques de Wittgenstein au sein de laquelle il intégrait certains éléments de sa conception de la vie philosophique. Il affirme même que sa notion d’exercice spirituel puise son origine dans l’idée wittgensteinienne de forme de vie. Cela dit, ma méthode d’analyse permet en principe d’appliquer le modèle conceptuel de la vie philosophique à différents philosophes issus de diverses traditions, époques et courants théoriques.
Vous dites dès le début que Wittgenstein n’est pas un stoïcien, notamment parce que les théories stoïciennes sont des systèmes divisés en logique, physique et éthique, ce qui n’est pas le cas de l’œuvre de l’auteur du Tractatus logico-philosophicus et des Recherches philosophiques. En quoi consiste alors ce que vous appelez « l’écho stoïcien » dans sa pensée ?
Je faisais référence à la critique de Victor Goldschmidt selon laquelle il n’y a pas de stoïcisme moderne dans la mesure où le système stoïcien est quelque chose de bien précis, c’est-à-dire un système composé d’une logique, d’une physique et d’une éthique. L’écho stoïcien dont je parle désigne, de manière plus large, une constellation de thèmes communément associés au stoïcisme comme la distinction entre ce qui dépend et ne dépend pas de nous, le choix de soi comme sujet éthique, l’idéal d’ataraxie, le sentiment de sécurité absolue, la liberté au sens de l’indépendance à l’égard des choses extérieures, l’harmonie avec le monde, l’indifférence du sage, etc. Il s’agit donc d’abord d’un lien thématique et non théorique ou historique.
Ces thèmes ont un sens indépendamment des théories stoïciennes proprement dites au sens où, comme le soutient Hadot, ils correspondent à des « attitudes permanentes et fondamentales », des « modèles constants et universels » pour quiconque recherche la sagesse. Le stoïcisme ne se réduit donc pas ici à des théories défendues par certains auteurs à une certaine époque, mais à un ensemble de thèmes universels partagés, comme le dit Emmanuel Halais, par certains caractères philosophiques. S’il ne semble pas que Wittgenstein ait lu les textes stoïciens ou du moins qu’il s’en soit inspiré directement, certaines de ses influences peuvent également avoir contribué à la présence de ces thèmes « stoïciens » dans sa pensée, par exemple sa lecture de Schopenhauer, Spinoza et William James. À ce propos, ma thèse ne consiste pas à dire que Wittgenstein est stoïcien, c’est-à-dire que les deux positions se ressemblent en tous points. J’utilise le modèle stoïcien comme un outil permettant de donner du contenu au modèle conceptuel de la vie philosophique qui me sert de référence de base. En ce sens, il suffit que Wittgenstein et le stoïcisme aient assez en commun pour pouvoir dialoguer ensemble pour qu’il soit possible de tirer des conclusions de cette comparaison sur la fonction éthique du discours philosophique en général. La comparaison permet ainsi de faire ressortir des ressemblances, mais également des différences importantes qui sont tout aussi instructives.
Qu’est-ce qui fait le propre d’une « conversion philosophique », cette « transformation individuelle » que vous décrivez comme la visée éthique du discours philosophique ?
Il s’agit d’une transformation existentielle, c’est-à-dire totale du sujet, qui se caractérise par le passage d’un mode de vie inauthentique à un mode de vie authentique à travers un bouleversement ou une rupture (metanoia) qui nous ramène à notre nature originelle (epistrophè) et, ainsi, nous mène à la sagesse et au bonheur. Au terme de notre analyse comparative entre le modèle wittgensteinien et stoïcien de la vie philosophique, il a été possible de mettre en évidence le rôle central de la volonté au sein de cette conversion. Pour nous convertir, nous devons nous arracher à un certain vouloir inauthentique indissociable d’un contre‐vouloir – c’est-à-dire de certains désirs discordants – au fondement de la pensée exprimée par le langage, pour revenir à un vouloir authentique qui coïncide avec le domaine qui est propre au sujet éthique que nous sommes. Ainsi, puisque le mode de vie est façonné par un discours philosophique qui est lui-même l’expression d’un certain vouloir, transformer la volonté, c’est donc transformer le discours qui en est l’expression et le mode de vie qui en découle. C’est en ce sens précis que la conversion est une transformation totale du sujet.
Propos recueillis par Émilie Brusson et Irene Soudant