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Entretien avec Havi Carel, autrice de La maladie. Le cri de la chair

04 juin 2023

Le 25 novembre 2022 a été réalisé un entretien vidéo en anglais entre Havi Carel autrice de La maladie, le cri de la chair (Vrin, collection « Philosophie pratique », 2022), et son traducteur français Thomas Bonnin. Ils reviennent sur les principaux enjeux du livre dont voici quelques extraits en français, entre vécu du patient et pratiques médicales, phénoménologie et philosophie des sciences.

Lien vers l’entretien complet sur YouTube, en anglais : https://www.youtube.com/watch?v=M7JVi3RZk6E

Abréviations

LAM : lymphangioleiomyomatosis, maladie chronique qui affecte les fonctions respiratoires

TB: Thomas Bonnin

HC: Havi Carel

 

1. Le sujet du livre, la maladie, le cri de la chair

Thomas Bonnin : Havi, merci beaucoup d'avoir accepté cette discussion, et je suis ravi d'abord d’échanger avec vous, et de pouvoir présenter quelques messages et quelques points centraux de ce livre que vous avez écrit en anglais. Il s'agit de la troisième édition publiée chez Routledge, Illness. The Cry of the Flesh, et la traduction française a été publiée récemment chez Vrin.

Havi Carel : Merci, Thomas. Le livre s'appelle Illness : c’est un essai personnel d'environ 45 000 ou 50 000 mots que l’éditeur m’avait invitée à écrire.

J'ai été très heureuse quand j’ai reçu cette invitation. En effet, juste avant cela, on m'avait diagnostiqué une maladie pulmonaire appelée LAM ou lymphangioleiomyomatose dont je parle dans mon livre. J’ai alors utilisé une approche qu’on nomme phénoménologie, qui devrait bien sûr être très familière pour les lecteurs français.

Cette approche est née avec Edmund Husserl et a été développée plus tard par de grands philosophes français, tels que Sartre, Merleau-Ponty...

2. Une vision positive de la maladie ?

TB : Vous dites dans votre livre qu'il est important d'éviter de réduire la maladie à un dysfonctionnement biologique, ce que l'on désigne également comme une explication naturaliste : qu'est-ce que la phénoménologie peut apporter de positif à la compréhension de la maladie et de son vécu ?

HC : Je pense que la clé est d'essayer d'utiliser les principes de la « mise entre parenthèses » (bracketing understanding) de la maladie, de la mise à distance, et d’utiliser la compréhension que le malade a de lui-même, qui est féconde et positive pour lui.

TB : On dit souvent que si vous êtes en bonne santé, vous n'êtes pas malade, et si vous êtes malade, vous n'êtes pas en bonne santé, mais je pense qu’une des conséquences de ce que vous dites, c'est qu'il est tout à fait possible de trouver des espaces de santé au sein de la maladie, ou au moins de développer des outils – vous parlez des boîtes à outils pour les patients – inspirés de la phénoménologie pour permettre aux patients de redéfinir leur propre expérience de la maladie, et de leur permettre de définir leur propre santé, même dans le cas de maladies chroniques : peut-être pourriez-vous développer ce point ?

HC : Tout à fait, c'est un point très important. L'idée ici est ce que l'on peut appeler la santé au sein de la maladie ou le bien-être au sein de la maladie. L'adaptation est notre capacité de vivre avec des contraintes, tout en menant une vie qui soit positive, appréciable, et qui vaille la peine d’être vécue. Il y a cet espace de bien-être dans la maladie. Mais je pense qu'il serait intéressant pour moi d’en apprendre davantage sur ce qui vous a amené à choisir et à traduire ce livre.

3. Traduire et écrire Illness

TB : Tout d'abord, je l'ai lu, probablement en quelques semaines. C'est un ouvrage qui m'a touché à bien des égards et qui, je pense, entre en écho avec de nombreuses questions existentielles pour quiconque se sent concerné par le sujet que vous abordez, c’est-à-dire à peu près tout le monde. Ce qui s'est passé, c'est que j'ai senti que votre livre comptait pour moi, et une fois le projet lancé, il était également important pour moi de le terminer. Bien sûr, cela a pris du temps. C'est un projet que j’ai mené en parallèle de mon doctorat. Mais j'ai toujours pris plaisir à y travailler, à le revoir, à trouver de nouvelles corrections, de le peaufiner disons.

Une autre question qui m’est venue en le traduisant, c’est de savoir comment vous vous êtes sentie en écrivant ce livre ?

HC : Très bonne question. Quand je parle d’expériences positives, ce n'est pas qu'il s'agit de bonnes expériences, parce que dans l'ensemble ce ne sont pas de bonnes expériences, mais ce sont des expériences qui, je pense, peuvent très bien montrer au philosophe à quel point notre incarnation est si cruciale pour ce que nous sommes et la façon dont nous vivons. Pour Merleau-Ponty, comme il le dit fameusement dans la Phénoménologie de la perception, le corps est notre moyen d'avoir un monde. Il n'y a pas de lien avec le monde en dehors de notre corps. C’est la raison pour laquelle le livre a peut-être créé un écho chez certaines personnes qui n'ont pas nécessairement d'expérience préalable de la philosophie, car les concepts de ce livre semblent presque avoir été conçus pour la maladie telle qu’elle se présente.

TB : Vous venez de décrire comment une conception phénoménologique du corps peut nous aider, combinée à notre propre expérience de la maladie. Il est essentiel que les patients améliorent leur propre vision de ce qui se passe en eux lorsqu’ils sont malades.

HC : Oui, c'est quelque chose qui était vraiment important pour moi. Cela illustre bien l'idée que la philosophie peut être utile dans la vie. Elle peut être un outil pour mieux vivre.

4. L’héritage de la philosophie grecque et romaine

TB : Comment vous situez-vous par rapport à l'héritage de la philosophie ancienne grecque et romaine, qui insiste sur le lien étroit entre la pensée conceptuelle et philosophique et le fait de vivre une bonne vie ?

HC : Un autre philosophe français, Pierre Hadot, a exercé une grande influence sur moi, parce que je pense qu'il a essayé de combiner l'érudition classique avec l’idée que la philosophie peut être un mode de vie, comme l'indique son célèbre recueil d'essais La philosophie comme manière de vivre. Martha Nussbaum a aussi mis en avant l’idée que la philosophie est une médecine de l'âme – un certain nombre d'autres philosophes l’ont reprise –, et je pense que cette idée est vraiment au cœur de ce que j'essayais de faire dans ce livre, parce que la philosophie peut être au service de la vie, parce qu'on peut atteindre la tranquillité d’esprit même dans des situations où il n'y a pas de tranquillité, de complétude ou de bon fonctionnement du corps.

TB : En ce sens, je pense que votre livre est également une grande contribution à cette idée.

HC : Merci beaucoup. Ce que je veux dire, c’est que je m’inscris dans une réflexion assez ancienne sur la contingence.

TH : Oui, je vois cela comme une conception scientifique nouvelle de ce qu'est la maladie, de son expérience et de ce que nous devrions faire. Une question importante en philosophie des sciences est de savoir exactement comment nous donnons une voix à des situations qui sont sans voix, ou comment nous intégrons des voix, des cris, des témoignages qui ne sont pas, jusqu'à présent, pris en compte par nos méthodes habituelles de production de connaissances. Et je pense qu'un livre comme le vôtre y contribue grandement.

Havi Carel : Merci, Thomas, et merci d'avoir accepté de discuter avec moi.

 

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