Entretien avec Gwenaëlle Aubry autour de Dieu sans la puissance
07 novembre 2020
Gwenaëlle Aubry est philosophe, directrice de recherches au CNRS. En 2006, elle a publié chez Vrin Dieu sans la puissance. Dunamis et energeia chez Aristote et chez Plotin (Archéologie de la puissance I), qui inaugure une enquête sur le concept de puissance, abordé dans le cadre plus vaste d’une véritable « archéologie » de ce concept.
Le deuxième volet de cette enquête a été publié en 2018 sous le titre de Genèse du Dieu souverain. Archéologie de la puissance II.
Une nouvelle édition, revue et augmentée, de Dieu sans la puissance vient de paraître, toujours chez Vrin, en octobre 2020.
Gwenaëlle Aubry nous a accordé une entrevue pour discuter de ce projet.
Question 1: En quoi consiste le projet philosophique qui vous a conduite à concevoir la formule « archéologie de la puissance » ?
Archéologie, et non pas histoire : il ne s’agit pas d’écrire une histoire de la puissance ni d’aborder ce concept à partir de ce que Foucault appelle « un équipement de problèmes constants », mais au contraire de compliquer et de problématiser un récit linéaire en remontant à sa source, à son arkhè. On voit généralement en l’ontologie aristotélicienne de l’en-puissance et de l’en-acte la matrice de l’ontologie de la puissance et de l’action. Un premier élément du projet consiste à montrer que l’ontologie du to dunamei kai energeiai est radicalement distincte de ce qu’Agamben appelle « l’ontologie de l’opérativité ». L’en-puissance est irréductible à la puissance, tant active que passive, et l’en-acte ne se confond pas avec l’action. À travers ce couple conceptuel, Aristote pense l’être autrement que comme puissance, et selon une double identité, possible ou effective, au bien. Et parce qu’Aristote pense l’être ainsi, il pense également un dieu sans puissance – acte pur, et non pas, comme le veut un mythe forgé par des siècles de commentaire, « forme pure ». Pour autant, ce dieu n’est pas impuissant: il est efficace en tant précisément qu’il n’est pas efficient. Acte pur, il est la fin et le bien qui conditionnent le mouvement des substances composées vers leur acte, leur fin et leur bien immanents.
À partir de là, l’affaire se révèle déjà plus tourmentée: on ne peut plus dériver puissance/action à partir d’en-puissance/ en-acte. Et on voit apparaître une figure du divin qui n’est ni celle du Tout-puissant identifié par la tradition nietzschéo-heideggérienne au « Dieu de la métaphysique », ni celle du Dieu faible convoqué notamment par le pensiero debole ou par Hans Jonas dans Le Concept de Dieu après Auschwitz. Un nouveau problème surgit alors: comment, après Aristote, s’opère le double nouage de l’être et du dieu avec la puissance ?
Plotin, fidèle en cela au presbeiai kai dunamei de Platon, République VI, pose la puissance au principe: l’Un-Bien est dunamis pantōn. Mais ce faisant, il la pose aussi comme excédentaire à l’être et comme effet du bien. Ce moment plotinien de la « puissance de tout » doit donc être distingué tant de celui, aristotélicien, de l’acte pur que de celui, chrétien, de la toute-puissance. La grande question qui régit l’enquête, la question la plus inquiète, a trait à l’écart entre ces deux derniers modèles : d’un côté, le dieu acte pur, sans puissance, et identique au bien; de l’autre, le Dieu tout-puissant, et dont la puissance peut être posée comme excédentaire, non plus à l’être, comme chez Plotin, mais au bien. Il y a en effet dans le concept même de toute-puissance une logique d’excès, que Genèse du Dieu souverain interroge à travers cinq séquences qui vont d’Augustin à Duns Scot. Si l’on veut penser la toute-puissance pour elle-même, alors il faut la soustraire à toute loi, éthique, physique ou logique. Avec Duns Scot, la toute-puissance divine finit par revêtir la forme, radicale et nue, d’un pouvoir arbitraire, illimité et souverain.
C’est cette grande opposition entre dieu acte pur et Dieu tout-puissant, dieu-bien et Dieu-souverain, qui organise les deux volets du diptyque. Comment passe-t-on d’une figure à l’autre ? Comment en vient-on à penser en Dieu non plus la réalité du bien mais la possibilité du mal (problème qui, je le souligne au passage, déplace celui de la théodicée) ?
Pour autant, la question ontologique n’est pas oubliée. Elle trouve même ici sa réponse : car le nouage de l’être et de la puissance se fait d’abord en Dieu, en l’être premier (masqué, chez Thomas d’Aquin, par le recours au lexique aristotélicien de l’acte pur : actus purus essendi). Le concept de toute-puissance divine requiert l’élaboration d’un nouveau concept de puissance qui se construit non pas à partir de, mais contre l’arkhè aristotélicienne.
Autrement dit, l’archéologie ici proposée dissocie l’arkhè des effets qui lui sont généralement attribués. Elle met au jour, sous l’apparente univocité et la trompeuse continuité du lexique de la puissance, des coupes conceptuelles, des crises, de l’irréconciliable et, à la source même de la métaphysique, un modèle radicalement opposé à celui qu’on croit la gouverner.
Question 2 : Revenons au premier volet de votre enquête. Quelle est la place de la nouvelle édition de Dieu sans la puissance dans votre projet intellectuel ?
Le projet du livre est à double détente : tout en jetant les bases de l’enquête au long cours que je viens de retracer, il propose une nouvelle lecture de la Métaphysique d’Aristote, fondée sur le couple conceptuel de l’en-puissance et de l’en-acte. Cette lecture est unitaire et ontologique. La nouvelle édition vient la renforcer à travers un chapitre entièrement remanié sur le livre Lambda, qui souligne notamment le rôle central de Λ5. Loin de démarquer, comme le veut l’interprétation traditionnelle, un traité des substances sensibles d’un traité de la substance séparée, Λ5 énonce bien plutôt le principe de leur continuité. Il apporte ce faisant une réponse à la question de la possibilité de la métaphysique entendue comme science unitaire des principes de la substance. Cette réponse est ontologique mais le geste d’Aristote consiste à poser, à même l’ontologie, le primat du principe théologique.
Question 3: Bien que le livre s’adresse de préférence aux lecteurs de philosophie ancienne, avec des analyses très ponctuelles sur les notions de dunamis et energeia chez Aristote et Plotin, il pose des questions qui peuvent, voire doivent, concerner également la philosophie contemporaine. Quels sont à votre avis les enjeux majeurs qui sont d’actualité vis-à-vis de la pensée philosophique d’aujourd’hui ?
Concernant Dieu sans la puissance, j’en ai signalé certains: la mise en évidence, contre Heidegger, d’une ontologie qui pense l’être autrement que comme puissance et comme présence ; mais aussi celle d’une figure tierce du dieu, ni faible ni tout-puissant. Ces enjeux ne se déploient cependant pleinement que dans la totalité de l’archéologie. À travers la genèse critique de la toute-puissance, Genèse du Dieu souverain interroge l’attribut déclencheur du mystère et de la transcendance et le principe de ce que le Grand Inquisiteur de Dostoïevski nomme « le miracle, le mystère et l’autorité ». À terme, il s’agit aussi de dériver les effets politiques du concept de toute-puissance divine comme principe hors-la-loi de toute loi–ainsi dans la théorie schmittienne de l’état d’exception. Prise dans son long cours, l’enquête établit que le dispositif théologico-politique dont l’attribut divin de toute-puissance est la pièce maîtresse repose sur un dispositif ontologique précis, mais aussi que ce dispositif n’est pas aristotélicien. Or dire ceci, c’est dire que la violence – nom donné par Benjamin et par Derrida au coup de force fondateur de la loi– n’est pas inscrite dans la source de la métaphysique, pas plus que la puissance ne l’est dans l’ontologie.
Question 4 : Estimez-vous que cette « archéologie » de la puissance soit à présent achevée ou bien y a-t-il des pistes de réflexion qui restent à explorer ?
Une histoire de la puissance serait inachevable, mais l’archéologie proposée trouve son point d’arrêt historique avec Duns Scot et la figure, symétriquement opposée à celle du dieu aristotélicien, du Dieu souverain. Reste qu’il y aurait sens à interroger son lien avec notre présent le plus immédiat, hanté par le double spectre de la violence religieuse et de l’état d’exception.
Entretien réalisé par Luca Torrente